
La question peut sembler provocante. Et pourtant. Face aux progrès fulgurants des technologies numériques, de la robotique et de l’intelligence artificielle, où se placeront les ingénieurs demain ? Comment interagiront-ils avec ? Les « smart » machines viendront-elles se substituer à l’ingéniosité humaine ? Les ingénieurs sont-ils inquiets ? Se préparent-ils aux mutations à venir ? Deux d’entre eux se sont prêtés à l’exercice prospectif. Bilan.
La robotique, le digital et l’IA font déjà partie du quotidien des ingénieurs. Et qu’ils soient les artisans de leur développement ou leurs utilisateurs, aucun n’imagine faire sans demain. Au contraire. « Dans le monde de l’ingénierie, et dans notre entreprise en particulier, l’un des axes stratégiques en termes d’innovation, c’est la digitalisation », raconte Claire Deligant, ingénieure en biosciences de formation et désormais cheffe de projet Innovation chez Assystem. « Les outils numériques et d’intelligence artificielle peuvent nous aider, par exemple, en nous permettant d’analyser des données de masse beaucoup plus rapidement. Un vrai plus pour prendre des décisions plus vite et de manière plus éclairée. Mais in fine ce sera toujours à l’humain ingénieur de décider. IA, robots ou autres logiciels, tous sont des outils créés par des ingénieurs pour être utilisés, notamment, par des ingénieurs ».
Pour elle donc, cette nouvelle révolution technologique n’est pas une source d’inquiétude pour son avenir professionnel ou celui des ingénieurs en général. Elle peut surtout être une opportunité. Pour quoi ? « Redonner ses lettres de noblesse à l’ingénieur », estime Robert Plana, Chief Technology Officer chez Assystem. « Jusqu’à présent nombre d’ingénieurs passent beaucoup de temps à lire des documents. De ces documents, ils extraient les informations dont ils ont besoin et ils les classent dans des fichiers Excel par exemple. Ils font de la vérification. C’est une valeur ajoutée assez faible pour un travail d’ingénieur. Alors que si l’ingénieur développe un modèle qui va permettre de faire une tâche répétitive de façon automatique, ou de réaliser des tâches avec une fréquence impossible à tenir pour un être humain ou une armée d’hommes, on lui redonne toute sa valeur. Les nouveaux outils à notre disposition ou en développement replacent l’ingénieur dans un rôle de conception, de modélisation et d’analyse des résultats. Et accroissent ses capacités de prise de décision éclairée ».
De la théorie à la pratique
Sur le papier, cette révolution se ferait donc plus au service de l’ingénieur qu’à ses dépens. Mais leur formation, leurs connaissances informatiques notamment, et leurs modes de travail ne doivent-ils pas évoluer pour en tirer tous les fruits ? A l’évidence si. « Les ingénieurs sont et seront amenés, sur la base de leurs connaissances métier, à configurer les systèmes qui vont optimiser un process, à concevoir des modèles et puis à analyser les résultats pour prendre les bonnes décisions. En parallèle, nous avons besoin d’ingénieurs spécialisés du digital, les data scientists notamment, pour développer de nouveaux langages, des algorithmes d’optimisation, et demain d’autres innovations basées sur l’Intelligence artificielle. Et à l’amont et l’aval des projets, il faut nécessairement intégrer de nouvelles manières d’interagir, explique Robert Plana. Mais le système se fertilise tout seul finalement. Les ingénieurs métiers apprennent sur le terrain des notions digitales plus ou moins poussées, et les ingénieurs dans le coeur digital apprennent les enjeux sectoriels et le métier ».
Dans les entreprises, il devient ainsi courant d’instaurer des systèmes de couplage entre ingénieurs métier et ingénieurs spécialisés dans la donnée et le codage. Au-delà des formations de base qui évoluent, on demande surtout aux ingénieurs d’avoir un esprit ouvert et un goût pour le travail d’équipe et l’inter-disciplinarité. C’est ainsi qu’ils pourront tirer tous les bénéfices de la révolution technologique actuelle.
« Le métier d’ingénieur reste un métier exigeant, qui demande sans arrêt de découvrir de nouvelles approches, de nouvelles technologies, aux frontières de ce qu’on a appris. C’est comme cela que les ingénieurs continueront à etre utiles. Sinon – j’exagère volontairement le trait – on pourrait réduire la tâche de l’ingénieur à du secrétariat scientifique », assure encore Robert Plana.
Le vrai enjeu : bien utiliser ces nouveaux outils
Si les innovations robotiques et numériques peuvent donc révéler les qualités des ingénieurs, elles mettent néanmoins au défi leur ingéniosité. « En soi, digitaliser pour digitaliser n’a pas d’intérêt, soulève ainsi Claire Deligant. On peut, c’est vrai, être épaté par les nouvelles technologies. Se dire, ah c’est génial ! Mais pourquoi est-ce qu’on le fait ? Et quel est le gain pour la société ? Tout ce que les ingénieurs fabriquent et produisent, ce n’est pas juste pour s’amuser ou provoquer un effet Whaou. C’est pour une utilité sociétale, que les gens puissent vivre dans de bonnes conditions, en bonne santé, … S’approprier les nouveaux outils, c’est donc une étape nécessaire mais il faut savoir pourquoi on les utilise ».
Aujourd’hui, les gains de productivité sont souvent le premier objectif mis en avant pour intégrer les nouvelles technologies. A cela s’ajoute une meilleure appréhension des projets et missions complexes et des bénéfices en matière de sécurité. « On peut notamment optimiser la gestion de la co-activité, autrement dit le couplage entre des tâches. C’est très vrai dans le secteur nucléaire par exemple où, quand une tranche d’une centrale est arrêtée pour maintenance, il faut réaliser 15 000 tâches qui ne sont pas indépendantes les unes des autres. De la même manière, avec les nouveaux outils à notre disposition, on peut mieux gérer les travaux à réaliser en fonction des ressources disponibles. On parle d’optimisation sous contrainte », détaille Robert Plana.
Pour l’ingénierie, l’enjeu est donc de mieux décrire la complexité des projets, de mieux appréhender les aléas, de mieux anticiper les défaillances, « pour finalement avoir des architectures d’infrastructures beaucoup plus résilientes et beaucoup plus robustes ».
A cet égard, Claire Deligant estime qu’il faut aller plus loin dans la réflexion sur l’usage des technologies et plus généralement sur l’avenir de l’ingénierie : « nos méthodes de production sont issues de la révolution industrielle d’un siècle passé. Or notre époque ne fait plus face aux mêmes réalités ni aux mêmes enjeux. Le lutte contre le changement climatique et la dégradation de l’environnement en font partie. Et de ce point de vue, il me semble que les ingénieurs, aidés ou non pas les nouveaux outils, peuvent réellement apporter à la société. En imaginant, en façonnant, les ressorts d’une industrie positive ».
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